Je suis quelqu’un de plutôt très organisé et j’aime savoir que j’ai une certaine maîtrise sur les choses. J’aime faire des listes, des fiches, des itinéraires tracés, je range mes livres par catégories et ensuite par ordre alphabétique, j’ai des pochettes de couleur différentes pour mes papiers, mes collants sont rangés en ligne et en fonction de leur motif, mon dressing est organisé en fonction des pièces et des couleurs, je prends toujours de l’avance quand je dois aller quelque part, je vérifie le contenu de mon sac à main comme s’il s’agissait encore de mon cartable d’autrefois… Bref, je suis organisée (ce qui n’a rien à voir avec névrosée).
J’aime que les choses soient à leur place et que si l’on ne peut pas savoir à quoi s’attendre, qu’on puisse au moins réagir efficacement à toutes les situations.
En road trip, la part de moi qui a besoin de se rassurer… est mise à mal! Tout n’est qu’inconnu, imprévu, et le pire dans tout cela c’est que c’est tant mieux. (J’avais quand même dans mon sac des cartes papiers des pays traversés et des guides complets, et…un couteau…juste au cas où).
Sortir de sa zone de confort. Il se dit que c’est là que notre vie commence, quand nous arrêtons de nous cacher derrière ce que l’on connaît, derrière nos schémas, nos peurs…Alors je ne dis pas que j’y arrive dans mon quotidien, mais… en roadtrip en Asie, ma zone de confort a explosée!
Prendre un bus dans une ville inconnue à 4h du matin, manger sans savoir ce que c’est, passer 30 heures dans un aéroport, parler à des inconnus et les suivre, arriver dans une ville déserte dont je ne connais rien en pleine nuit, prendre des bus sans savoir exactement quelle est leur destination…et prendre une bateau, assise sur le toit, sans savoir (même si je m’en doutais fortement) s’il y aurait assez d’eau sur le Tonlé Sap pour arriver à ma destination.
C’est ce voyage sur le Tonlé Sap que je voudrais vous raconter. Je voudrais vous raconter que la magie, la beauté, les choses qui font sourire et gonfler la poitrine comme si tout à coup notre coeur avait besoin de plus de place, sont parfois (souvent en fait) dans les choses les plus simples, dans les surprises, dans les moments où l’on accepte que l’on ne pourra pas tout contrôler, où l’on se rend à la vie.
Siem Reap-Battambang, comme ça, ça a l’air simple. Un tuktuk vous récupère dans Siem Reap, vous amène à un embarcadère au milieu de nulle part après avoir longé des plantations de nymphéas sublimes, vous montez dans un bateau et six heures plus tard vous arrivez à l’embarcadère de Battambang. En réalité, à partir du moment où vous arrivez à l’embarcadère de Siem Reap, plus rien n’est évident.
Le bateau dans lequel je devais monter était déjà plein. Alors c’est avec une simplicité extrême que l’on m’a proposé de monter sur le toit. J’avais de quoi me protéger du soleil, je me suis dit que j’aurais un peu plus d’air qu’à l’étage de dessous alors j’ai accepté. Le dos calé contre les sacs des voyageurs, les jambes étendues au soleil, il ne restait plus qu’à partir.
Déjà, sortir de l’emplacement s’est avéré dangereux, mouvementé, et assis sur le toit, cela prend tout de suite une dimension inquiétante quand le bateau tangue.
Et puis pendant plus d’une heure le bateau a filé au milieu du Tonlé sap sans que nous rencontrions quoi que ce soit dans notre horizon. Le ciel était d’un bleu qui faisait presque mal aux yeux, la chaleur commençait à se faire sentir, et rien n’accrochait notre regard, pas une habitation, pas un oiseau, pas de végétation…
Après plus d’une heure de trajet, quelque chose s’est dessiné au loin : des habitations. Le bateau allait traversé le premier village flottant de notre traversée sur le Tonlé Sap. C’était absolument merveilleux, de voir cette vie, cette agitation, ces maisons flottantes, ces chats allongés sur les pontons dont on se demandait comment ils avaient pu arriver là… les plus petits enfants, nus, portaient parfois pourtant un gilet de sauvetage.
Au milieu de jardins de nénuphars sans fleur la vie flottait paisiblement.
Et pendant six heures encore nous avons traversé des villages plus ou moins riches, croisé des pêcheurs, salué des femmes qui faisaient leur lessive, souri aux enfants nus sur le bord des maisons.
La chaleur était maintenant insupportable. Le bateau arrivait de moins en moins à négocier ses trajectoires tant l’eau manquait. On entendait l’hélice toucher le fond sableux du fleuve à certains endroits. Le bateau tanguait alors dangereusement, et les plaisanteries des voyageurs avaient laissé place à un silence moins rassurant.
Après une chute dans le fleuve de notre « capitaine » qui essayait de remettre le bateau dans sa trajectoire (les racines des arbres sur la rive n’étant pas du tout notre trajectoire…) il a laissé notre embarcation s’échouer sur la rive et nous a dit de descendre.
A ce moment là. Nous ne savions, ni où nous étions, ni pourquoi nous devions descendre, si nous rejoindrions un jour Battambang…
Trois pick-up sont arrivés dans un nuage de poussière. La suite du voyage se précisait : les passagers du bateau allaient maintenant monter à l’arrière de ces pick-up pour finir le voyage et arriver avant la nuit à Battambang.
Alors je suis montée, le conducteur, un Cambodgien édenté et le visage tanné par le soleil m’a tendu une cannette bien fraîche de RedBull, je ne l’ai pas bu mais je m’en suis servi pour me rafraîchir. Il a du se dire que les Occidentaux étaient quand même des gens spéciaux.
Les deux heures passées assises sur la tranche de la benne du pickup sur des routes défoncées, toutes en terre rouge, bordées par des arbres dont les branches venaient nous fouetter, sont les deux heures les plus merveilleuses de tout mon voyage. J’avais mal aux fesses, j’avais soif, je ne savais pas où j’allais ni quand j’y arriverai… Et tout cela n’avait aucune importance.
Le long de cette route qui longe le Tonlé Sap, on trouve des champs, immenses, bien irrigués, et des habitations, sommaires et sublimes. La lumière est incroyable, filtrée par les grandes feuilles des palmiers, et se décomposant dans les milliers de particules de poussière rousse dans l’air.
Et sur notre chemin, au passage des pick-up, les enfants d’abord, et puis les parents plus timidement, se précipitaient sur le bord de la route, ils criaient, riaient aux éclats quand on répondait à leurs « coucou »…
J’avais l’impression d’être privilégiée, de voir la vie sur la rive quand les autres voyageurs ne peuvent le deviner quand ils finissent le voyage sur le bateau.
Je me souviens et je garde un souvenir si fort des sourires des enfants, de la naïveté, de la facilité à laquelle ils se jettent à l’inconnu, lui sourient, l’accueillent…
J’avais de la poussière partout, ça craquait même sous mes dents, à force de sourire j’avais aussi de la terre sur les dents, mes cheveux s’étaient emmêlés dans le vent…
Et puis il y eu cette femme, elle semblait si vieille, si fragile. Elle n’accompagnait pas ses petits ou arrière petits-enfants.. Non elle était là, seule, debout, droite, sublime dans son habit traditionnel, et elle a souri.
Tout à coup elle n’avait plus 80, 90 ans… Non elle avait six ans. La joie naïve de ces enfants se lisait sur son visage, elle a agité sa main pour nous saluer et son sourire s’est encore agrandi, ses yeux se sont arrondis d’une surprise mêlée de plaisir, quand nous lui avons répondu.
J’aurais eu envie d’arrêter le pick-up. De sauter au sol et de la serrer contre moi. Je l’aurais embrassé et je l’aurais remercié.
« Merci de sourire ainsi, merci de rendre de si petites choses aussi belles, merci de trouver un plaisir enfantin dans le presque rien. Merci d’être aussi belle. »
Encore aujourd’hui, à ce souvenir, j’ai les larmes au bord des yeux.
Je suis arrivée à Battambang à la tombée du jour, fatiguée, cassée par la position inconfortable que j’avais tenu durant tout le trajet en pick-up. Et j’étais bien. Rien d’autre ne comptait que cette surprise, cet imprévu, où j’avais laissé gérer la vie, où je n’avais rien pu faire… que vivre.