C’était l’année dernière. C’était avant la crise du Covid-19. Avant que l’on revoit certaines priorités et façons de faire. Un peu.
Alors que l’image du commerçant itinérant dans les campagnes, persiste dans les esprits, il y en a en réalité de moins en moins. Peu rentable, pas autant de clients qu’espéré, trop de charge de travail supplémentaire… Autant de raison qui rendent les tournées difficiles pour les commerçants. Pourtant, certains vont encore klaxonner à la porte des personnes isolées. Rencontre avec Jérémy Paquet, boucher charcutier traiteur.
Les liens que tissent le jambon
Il s’annonce d’un coup de klaxon sonore dans le silence des petits villages qu’il traverse.
La plupart du temps, pourtant, c’est inutile. De derrière leurs rideaux en crochet, ses clients l’attendent, guettent le gros camions blanc et rouge. Ils connaissent les jours et les heures de ses tournées par cœur. Seuls la canicule ou la neige peuvent parfois perturber ce rythme immuable que Jérémy a pris il y a 6 ans.
Ce jeune homme de 33 ans, charcutier-traiteur de formation, après avoir exercé à Panazol, a repris en 2014 la boucherie-charcuterie de Saint-Sulpice-Laurière dans le nord de la Haute-Vienne. Depuis, les mardi, jeudi et vendredi après-midi il va à la rencontre de ceux qui ne se déplacent plus pour faire leurs courses et leur apportent, jambons, viandes, plats cuisinés,
œufs… « Vous n’avez pas intérêt à dire du mal de lui dans le journal hein ! Sinon je sais où vous travaillez ! » Madame Joffre, quelque chose comme 90 ans, sur le pas de sa porte me met gentiment en garde. Pendant que Jérémy, dans le camion prépare sa commande « pas de bœuf, j’ai été très malade la dernière fois. J’avais pris un bifteck, pas à lui, un bœuf européen je sais pas quoi et bien j’ai été très malade, j’ai même fait trois jours de coma ». Assise de force sur la chaise de la cuisine, je regarde Madame Joffre tourner autour de moi rangeant les courses que l’épicier itinérant vient de lui déposer. « Au début ça a râlé dans le village quand j’ai demandé à faire venir les commerçants. Mais quand mon mari est mort, comment vouliez-vous que je fasse ? ». Le premier village où faire ses courses est à quelques minutes
de route. Mais finalement, ici, dans ce hameau perdu au milieu de la nature, indiqué par un panneau ‘voie sans issue ‘, tout le monde est content du passage de Jérémy et de son
collègue l’épicier ambulant qui vient de Chateauponsac. Les cinq familles du villages
s’arrêtent devant l’étal du camion.
« Si j’ai fait ça c’est aussi pour retrouver une vie de village. C’est un peu tous ma famille, on se raconte tout, c’est spécial, il faut vraiment aimer son métier pour ça sinon ce n’est pas la peine. » Jérémy sait tout. Tout de l’état de santé de ses clients, des dates de vacances des petits-enfants, de la météo des jours à venir et des jours passés. Lors de la petite pause qu’il s’accorde chez Martine à Bersac-sur-Rivalier, en buvant un sirop, il commente avec les autres l’actualité. L’actualité ici, c’est tout ce qui fait le quotidien. On commente aussi les prochains événements des villes voisines annoncées sur des affiches aux couleurs vives épinglées au mur du fond. Ici, tout le monde connaît tout le monde. Dans tous les villages on
a l’impression que tout est lié, par les liens de parenté, par l’histoire commune « des gens
d’ici ». Dans Le Populaire posé sur le comptoir on passe directement aux pages locales et aux avis de décès. On s’inquiète de savoir qui sont ceux qui viennent de mourir, de leur famille.
Manger et se nourrir
Dans les différents villages traversés durant tout l’après-midi, Jérémy sert des barquettes de taboulé, des tranches de jambon, des côtes de porc ou de la fraise de veau. « Vous n’avez plus de paupiettes de veau comme la dernière fois ? Elles étaient sensas’ ! » C’est comme ça, les clients se séparent en deux catégories, ceux qui commandent toujours la même chose et ceux qui demandent ce qu’il n’y a pas.
Jérémy ne sert pourtant pas que de la viande. Il est ce lien avec la réalité hors de la maison, il est le sourire qui vient du dehors et s’inquiète de vous. En plus de trancher le jambon, de prendre des commandes pour les prochaines tournées, il sert aussi de banque. Jérémy aime rendre service, alors il prend le temps de faire de la monnaie, de débarrasser des petites pièces pour les convertir en billets, d’accepter des chèques pour rendre la monnaie en liquide. Car pour tous, retirer de l’argent est une mission encore plus grande que d’aller chercher son pain, le premier distributeur est à des kilomètres.
Le pain d’ailleurs. Jérémy Paquet va bientôt aussi le distribuer à ses clients qui lui auront
demandé. « Je ne fais aucune marge dessus, c’est juste pour rendre service. Je prends les
baguettes dans mon camion et le soir je les paie à la boulangère avec la monnaie des
clients. »
Si beaucoup peuvent compter sur leurs enfants, le passage de Jérémy à leur porte est une
grande aide.
Arrivé devant la porte du numéro 8 sur la place de Bersac-sur-Rivalier, et malgré le coup de klaxon retentissant, personne ne vient. « Ah ça doit être l’heure de la sieste. Je vais aller sonner quand même ». Porte close. Pourtant, ce client avait passé une commande pour des plats préparés. Inquiet, mais la porte étant fermée à clef et après plusieurs minutes à avoir sonné, Jérémy promet de repasser plus tard. « Pour être sûr qu’il va bien. » Il en oublierait presque, qu’il venait d’abord livrer ses plats.
Chez « Lulu » comme il l’appelle même scénario, mais la porte d’entrée est restée ouverte
alors Jérémy se permet d’entrer pour vérifier que tout va bien. Il aide la femme à rejoindre
l’étal du camion « Je n’avais pas entendu je faisais la sieste. Avant quand j’étais plus jeune, impossible de dormir ou de faire une sieste, maintenant à peine je suis assise sur le canapé que je m’endors ».
Il y a un client que Jérémy aimait particulièrement voir. Monsieur Marnieux, il en parle avec une grande nostalgie, beaucoup de respect aussi. Si Jérémy leur apporte de quoi manger, lui se nourrit de ces rencontres : « c’est très enrichissant, ça nourrit tellement. Nos enfants entendront parler de la guerre ou d’autres événements de l’histoire dans les livres à l’école.
Moi quand je m’asseyais avec Monsieur Marnieux et qu’il me racontait sa vie, ses souvenirs, c’est différent. C’était un témoignage vivant. Même si je ne passais qu’après 14h devant chez lui, il n’avait pas mangé, alors je lui faisais chauffer son repas et je m’asseyais avec lui. »
Dans le camion de la boucherie itinérante, c’est à cette France un peu repliée sur elle-
même, un peu oubliée au bout des voies sans issue, une France qui mange local, cultive son potager, parle de la pluie, du beau temps et des problèmes de sciatique, d’arthrose… de cette France qui paie encore par chèque, qui s’intéresse à son voisin, qui partage le journal avec lui et veille les uns sur les autres que l’on se frotte.
Vendredi Jérémy repartira sur les routes de campagnes de la Haute-Vienne bordées de
troupeaux de vaches limousines, avec une vue imprenable sur les monts d’Ambazac. Il prendra des nouvelles de la santé de l’un et les commandes d’autres entre deux tranches de jambon servies avec le sourire de ceux qui aiment ce qu’ils font et qui ont trouvé leur place.